La Chine bel et bien derrière le don
C’est une association supervisée par Pékin et le Parti communiste chinois qui est derrière le chèque de 200 000 $ à la Fondation Trudeau, que l’organisme attribuait à un milliardaire chinois, montre une série de documents internes obtenus par La Presse.
La Fondation Trudeau a présenté le don comme provenant de Zhang Bin. Or, cet homme d’affaires chinois est aussi président de la China Cultural Industry Association (CCIA). Cette organisation est « approuvée par le Conseil d’État de Pékin » et « supervisée par le ministère de la Culture » chinois, selon son site web.
Dans des communications de juillet 2016 qu’a obtenues La Presse, la CCIA confirme le paiement d’une première tranche de 70 000 $ dans le compte de la Fondation Trudeau. Au total, la Fondation a reçu deux chèques de 70 000 $ de l’entreprise Aigle d’or du millénaire international, dont le siège social est situé dans un manoir de Dorval.
Citant une source anonyme, le Globe and Mail indiquait jeudi que la CCIA avait contacté la Fondation Trudeau pour dicter le nom qui devait se trouver sur le reçu fiscal. On a demandé à l’organisme de ne pas utiliser les noms des deux milliardaires, mais celui de l’entreprise appartenant à Zhang Bin, Aigle d’or du millénaire.
La Presse a obtenu des documents qui confirment ces informations. « Le reçu fiscal doit être fait au nom de cette entreprise [Aigle d’or du millénaire] – pas au nom des donateurs – mais attribué aux donateurs », dit le document. Il ne précise pas qui sont les donateurs en question.
En février dernier, le Globe and Mail a rapporté le contenu d’une communication interceptée par le Service canadien du renseignement de sécurité. Elle montrait que ce sont les autorités chinoises qui avaient demandé à Zhang Bin de financer la Fondation Trudeau en lui promettant un remboursement.
Sur son site web, la CCIA, fondée en 2013, dit avoir pour mission de « promouvoir le pouvoir discret [soft power] de la culture chinoise et l’aider à se déployer mondialement ».
Une page dresse le portrait de son président Zhang Bin en le présentant comme « membre du Douzième Comité national de la Conférence consultative politique du peuple chinois », une organisation contrôlée par le Parti communiste.
Si le milliardaire s’est fait discret au Canada quant à son rôle dans cette organisation ces dernières années, ce n’est pas le cas du site de la CCIA, qui le présente clairement comme un dirigeant.
La CCIA ne fait pas mystère non plus des liens qu’elle a tâché de tisser avec Justin Trudeau. Un communiqué sur son site porte sur une rencontre entre le premier ministre et des représentants de cette association en mai 2016, dans la vaste demeure torontoise de Benson Wong, président du conseil d’administration de la Chambre de commerce chinoise du Canada. C’était deux semaines avant la signature du contrat conclu officiellement entre Zhang Bin et la Fondation Trudeau pour le fameux don de 200 000 $.
« Le premier ministre Justin Trudeau a reconnu les efforts de la CCIA pour approfondir les liens culturels et éducationnels entre la Chine et le Canada et a exprimé l’espoir que des organisations sociales joueront un rôle encore plus important dans les échanges entre les deux pays en mettant sur pied des groupes de réflexion », indique la CCIA.
Une photo de Justin Trudeau serrant la main de Zhang Bin illustre le communiqué.
En 2016, le don de 200 000 $ à la Fondation Trudeau a été fait conjointement avec un autre don de 800 000 $ à l’Université de Montréal destiné à financer des bourses d’études en droit et à ériger une statue de Pierre Elliott Trudeau.
Cette portion des fonds devait provenir d’un autre milliardaire membre de la CCIA : Niu Gensheng. Ce philanthrope de Mongolie-Intérieure est présenté comme un « consultant » de l’organisation sur son site. Il a participé à une cérémonie commune à l’Université de Montréal avec Zhang Bin, le recteur de l’époque, Guy Breton, et le frère du premier ministre, Alexandre Trudeau.
Les échanges entre la Fondation Trudeau et la CCIA contiennent d’ailleurs plusieurs mentions de ce deuxième homme d’affaires proche de Pékin.
En fin de compte, la Fondation n’a reçu que 140 000 $, qu’elle a tenté sans succès de rembourser, comme le rapportait La Presse jeudi.
De son côté, l’Université de Montréal a reçu 500 000 $.
L’établissement envisage lui aussi de les rembourser. « On évalue toutes nos options, à la lumière des informations qui circulent en ce moment », déclarait la directrice des communications Sophie Langlois mercredi.
Au Québec, l’antenne locale de l’entreprise de Zhang Bin, Aigle d’or du millénaire international, avait pour PDG un homme d’affaires de Brossard d’origine chinoise, Hu Guojun. Contacté par La Presse, il a dit tout ignorer du don que l’entreprise aurait fait à la Fondation Trudeau en 2016.
Aigle d’or du millénaire, « c’est censé être un holding pour faire des investissements dans l’immobilier », a-t-il dit. Il a d’ailleurs assuré n’avoir jamais eu aucun pouvoir décisionnel au sein de l’entreprise. « Ils avaient juste besoin d’un Canadien pour mettre sur pied la compagnie, en vertu de la loi », a expliqué Hu Guojun.
« J’ignorais tout d’un quelconque don politique à la Fondation Trudeau. »
— Hu Guojun, ancien PDG d’Aigle d’or du millénaire international
Hu Guojun a cessé d’être PDG d’Aigle d’or du millénaire en 2020, mais il avait toujours des liens jusqu’à tout récemment avec l’autre milliardaire membre de la CCIA impliqué dans les dons à la Fondation Trudeau et à l’Université de Montréal, Niu Gensheng. Hu Guojun était vice-président de l’antenne « Amérique du Nord » de l’organisation charitable de ce philanthrope chinois, la Fondation Lao Niu, poste qu’il a quitté le 1er mars dernier, selon les documents publics.
Par ailleurs, deux démissionnaires de la Fondation Trudeau doutent de la réelle indépendance de l’enquête déclenchée mercredi par l’organisme pour faire la lumière sur le « don chinois ». L’actuel président, Edward Johnson, risque de ne pas donner toute la latitude aux enquêteurs pour faire la lumière sur cette affaire, pensent-elles. Ces deux sources ont réclamé l’anonymat, car elles ne sont pas autorisées à parler aux médias.
À l’époque du don, Edward Johnson était non seulement membre du conseil d’administration, mais aussi président du comité de vérification de la Fondation. À ce titre, il serait directement mis en cause s’il appert que ce don n’était pas conforme à l’éthique ou à la loi. « C’est de la frime, cette enquête. Il n’y a aucune indépendance réelle », dit la première source.
Les trois membres du conseil d’administration qui sont toujours en poste à la Fondation Trudeau, M. Johnson, Bruce McNiven et Peter Sahlas, qui sont tous trois avocats, sont tous en conflit d’intérêts à cet égard, renchérit notre seconde source, puisqu’ils ont accepté le don émanant des deux hommes d’affaires chinois. « Ils sont au courant de toute l’histoire. Et ils n’ont pas voulu se récuser pour [une première] enquête indépendante. »
Des courriels issus d’une liasse de documents internes montrent en effet que plusieurs membres du conseil d’administration s’inquiétaient, au début du mois d’avril, de l’impossibilité pour la Fondation de retourner le chèque à l’entreprise émettrice du don, Aigle d’or du millénaire.
Certains d’entre eux étaient aussi extrêmement préoccupés par le fait qu’une firme d’avocats avait refusé d’ouvrir un compte en fidéicommis pour y déposer les fonds litigieux, « pour des raisons déontologiques ».
Dans sa réponse, M. Johnson se faisait rassurant. « Le Code de déontologie du Barreau du Québec est très strict et notre requête n’entrait pas dans leurs critères, écrit-il. Mais je souligne que cela ne veut en rien dire que notre demande n’était pas conforme à l’éthique ou que des fautes éthiques ont été commises dans la gestion de ce dossier. »
Le 31 mars, les membres du C.A. s’entendent pour déclencher une enquête indépendante, sous les auspices de la firme Miller Thomson et des comptables du cabinet Deloitte. « Je confirme donc qu’afin d’assurer l’intégrité complète du processus d’enquête, tout membre du conseil actif en 2015, 2016, 2017 et 2018 doit se rendre disponible pour répondre aux questions, écrit la directrice générale démissionnaire, Pascale Fournier. Entre-temps, ces individus doivent se retirer et ne pas participer à une quelconque discussion […] en relation avec tout évènement ou sujet relié à ce don. »
Or, dans les jours suivants, les membres du conseil visés par cette requête ont refusé de se récuser, ont indiqué à La Presse mardi cinq personnes démissionnaires. C’est cette « crise éthique » qui a fait éclater la Fondation Trudeau cette semaine. Au total, huit membres du C.A. ont démissionné mardi, tout comme quatre membres de la haute direction et six mentors qui travaillaient pour la Fondation.
Edward Johnson n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.